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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
12 mai 2011

MOON n°2 / Goût et Odorat / Tout Terrien

L’île-marmite

 

Un compte-rendu de notre téléscope à lunettes. Adepte des bibliothèques, il a vissé son objectif sur quelques textes propsoant une approche sociologique de l’alimentation en contexte réunionnais.

 

Cuisine et identité

Laurence Tibère analyse la créolisation alimentaire réunionnaise au travers d’une approche socio-ethnographique, afin de dégager les constructions identitaires qui en émanent (Tibère L., « Manger créole, interactions identitaires et insularité à la Réunion », in Ethnologie française, 2006 / 3-juillet, PUF, Paris).

Elle ouvre sa recherche par une définition de la créolisation. Selon elle, il s’agit de l’« ensemble des processus par lesquels les membres des sociétés multiculturelles issues de la colonisation sélectionnent des éléments dans les ressources dont ils disposent pour signifier leur appartenance à un ensemble commun ou au contraire marquer des distances avec d’autres groupes » (p.509), « en situation multiculturelle, la manipulation - au sens le plus neutre du terme - des signes et des « symboles » à travers lesquelles s’opèrent les créations culturelles et s’expriment les identités, occupe une place centrale » Pour expliquer cette dynamique, L. Tibère fait référence à Mary Douglas (Douglas M., De la souillure : Essais sur les notions de pollution et de tabou, (1966), Ed. de la Découverte, 2005) qui a démontré « la correspondance entre la structure sociale et la structure des symboles par lesquels elle s’exprime »

En effet, L. Tibère développe une approche structuraliste dans laquelle l’alimentation est comparée à un langage au sein duquel des signes sont manipulés. Pour elle, l’alimentation à la Réunion représente un « nuancier identitaire » et la cuisine créole est le « dénominateur commun » de l’identité réunionnaise entre Réunionnais. Cependant, face au « zoréy », l’insularité est citée comme critère de différenciation. L. Tibère insiste ici sur la double dynamique identitaire qui a cours à la Réunion : pour elle, d’un côté, il existe un repère intégrateur (la cuisine) qui relie entre eux tous les Réunionnais, de l’autre un repère de différenciation (l’insularité) qui les  oppose les uns aux autres.

Elle prend soin de retracer brièvement l’histoire du peuplement de l’île afin de montrer comment chaque population est arrivée avec sa cuisine, ajoutant ainsi sa touche à la cuisine créole. On retrouve ici l’image du nuancier, dont la richesse est exploitée en profondeur : l’auteur montre comment une palette de cultures variées est la source d’une unité identitaire, ou comment on passe de la diversité à l’unité. La cuisine est ici le moyen de forger des conceptions quant au mouvement identitaire réunionnais. Il lui est ainsi apparu que le fait de manger créole était une preuve d’appartenance à la communauté réunionnaise, soulignant le « statut intégratif de la cuisine créole » qui est un « signifiant de l’adhésion, de l’appartenance à un univers culturel commun »

Elle utilise l’alimentation pour mieux définir la notion d’identité, c’est-à-dire « accéder au « tout » par le détail » Au sein de ce système, l’identité se définit toujours dans un rapport à l’Autre, c’est dans l’interaction que se situe l’identité. Non seulement l’individu se définit par rapport à l’Autre, mais en plus, nul n’est en mesure de fixer les limites de l’identité, puisqu’elle n’existe qu’à la lisière des différences, dans un entre-deux au caractère inaccessible puisque humain.

« Le laboratoire réunionnais » 

Par ailleurs, Jean-Pierre Poulain et Laurence Tibère, dans « Mondialisation, métissage et créolisation alimentaire. De l’intérêt du « laboratoire »  réunionnais » (in Cuisine, alimentation, métissages, Bastidiana n°31-32, juillet-décembre 2000), cherchent à démontrer comment  le matériau culturel qu’est l’alimentation est manipulé afin de façonner une identité.

« L’objectif de cet article est de montrer comment un « espace social alimentaire » comme celui de l’île de la Réunion dans lequel cohabitent plusieurs grandes cultures alimentaires peut servir de laboratoire pour la compréhension des mécanismes en jeu dans la transformation des modèles alimentaires en cours dans les sociétés occidentales qui deviennent de plus en plus multiculturelles »

La Réunion, en tant que société métissée, semble refléter des dynamiques mondiales contemporaines et sert donc ici de prétexte à une réflexion sur la mondialisation alimentaire. Les auteurs font référence à Mennell, qui fait lui-même appel à Adorno et ses travaux sur la musique, pour parler de la modernité alimentaire. On noterait une tendance à la fétichisation et à la régression, se traduisant par une standardisation et une infantilisation de la consommation alimentaire (par exemple, on délaisse les produits « masculins » comme les abats et on  privilégie les laitages, aliments « féminins »).

Mais, malgré l’homogénéisation, on constate un développement de la variété. Cette thèse, en opposition avec celles d’Ariès et de Ritzer qui soutient que la modernité alimentaire est source de métissage, qu’il soit « imposé », « désiré » ou « impensé » Pour les auteurs, la modernité alimentaire ou « mondialisation des marchés » a plusieurs conséquences :

-       certains particularismes disparaissent,

-       le métissage fait naître des comportements nouveaux,

-       la transculturalité est de mise.

« Le laboratoire réunionnais » est donc un exemple de cette dynamique. Les auteurs résument l’histoire de l’île et de son peuplement en insistant sur l’influence de l’Inde dans la cuisine (les esclaves domestiques étaient souvent Indiens) et le vocabulaire de cuisine : « rougay », « cari », « kalou » sont des mots d’origine indienne. Trois mécanismes sont à l’œuvre dans la société réunionnaise :

-       l’intégration (créolisation),

-       la différenciation (affirmation de particularismes),

-       les échanges.

Créolisation et mondialisation

L’intégration est représentée par la structure du repas qui est commune à tous (riz-grains-rougail). La différenciation est illustrée par les fêtes religieuses comme les repas sacrificiels malbar et l’Ayd des Zarab. Les échanges sont symbolisés par les différentes spécialités issues des diverses cultures présentes à la Réunion et intégrées à la culture, comme typiquement réunionnaises.

Les auteurs proposent ainsi des pistes de réflexion concernant les mécanismes de métissage et la dynamique d’« entrecroisement des civilisations » développée par Roger Bastide. Ils montrent comment le concept de créolisation se montre plus riche que celui d’acculturation. Ou comment la Réunion permet de creuser des concepts anthropologiques liés aux problématiques de la mondialisation. Dans la préface de l’ouvrage de P. Cohen (Cohen P., Le cari partagé. Anthropologie de l’alimentation à l’île de la Réunion, Karthala, Paris, 2000), Françoise Loux explique ce que la Réunion représente pour le chercheur en sciences humaines. Elle insiste sur « cette tradition pratique de métissage, éprouvée dans la réalité du quotidien, [qui] est sans doute facilitante pour cet autre type de métissage qu’est l’ouverture à la modernité. »  et sur cette « société perméable à un changement qui n’est pas rupture identitaire mais reconstruction de nouvelles cohérences ». Elle rejoint la théorie développée par J.P. Poulain et L. Tibère à propos du laboratoire réunionnais.

 

Léa Szkaradek

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