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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion

24 novembre 2011

Moon n°3 / Le Tact

MOONAFFICHE3

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4 novembre 2011

MOON n°3 / Le Tact / Tout Terrien

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(Cliquez sur l'image pour la voir en plus grand)

 

27 octobre 2011

MOON n°3 / Le Tact / e-sommaire

 

 EXTRA LE TERRESTRE !

 >>Le massage ayurvédique / le bien être et la santé par la peau.

>> Du concept à l’objet / le doigté multiforme d’un sculpteur.

  

PHOLIE

>> Le cercle vicieux du toucher / l’insoluble paradoxe.

>> Anatomie du toucher / limites et interdits du  miroir à deux faces.

  

REUNION AN 3069

>> Observation n°3 / le Printemps haptique

  

SANS) ART TERRIEN

>> Tact et image / comment et pourquoi montrer la caresse par l’image ? 

 

TÊTE MA GONDOLE !

>> Vain tétage / du téton au mégot via le suçon. 

 

 

TOUT TERRIEN

>> La caresse chez l'humain / résultats du sondage anonyme mené par l'Institut lunien de reconnaissance terrienne.

 

TOUT LUNIVORE

>> Les doigts dans le plat / témoignage exclusif d’un doigt en colère.

 

ZISTWAR

>> Jean de la Lune / Episode 3

 

27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Extra le Terrestre !

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Du concept à l’objet : le doigté multiforme d’un sculpteur.

 

Pour Alain Lapoujade, le plaisir du toucher se mérite : il faut, pour le savourer, avoir franchi des étapes obligées, de natures radicalement différentes : le travail abstrait de l’élaboration d’un modèle mental , puis la construction d’une structure dure, de ferraille ou de ciment . Ce n’est qu’à ce prix que l’on peut passer au façonnage de la résine acrylique, que l’on modèle, lisse et pétrit à loisir, avant de la peindre. Une récompense pour la main, durement éprouvée par le métal et la matière rugueuse ,  toxique et pour l’esprit , tendu dans l’effort austère du travail de conception, puis de calcul géométrique. Cet artiste fait œuvre d’architecte, de géomètre, de sculpteur et de peintre. Le résultat est un objet d’art  inclassable, qui se joue des trois dimensions, de l’équilibre et du conventionnel. Un pied de nez au conformisme, une révérence ô combien harmonieuse tirée à l’esprit de sérieux ! 

•La matière, dit-il en substance, c’est d’abord pour moi quelque chose qui n’existe pas. Quelque chose qui s’ajoute ….

Pour le potier, l’idée naît du travail de la main et apparaît avec lui, au fil des gestes et du travail intuitif et hasardeux d’une matière douce et malléable . On peut la domestiquer à son gré, la transformer, la défaire et la remodeler, sans autre règle  que son propre désir. Conception et réalisation artistique sont ici inséparables : il s’agit d’une rencontre entre le corps et la matière, d’une gestuelle où tout se joue, d’un coup, sans  autre règle que la sensibilité de l’artiste.   Pour Lapoujade, au contraire, le travail de l’artiste doit se plier à des règles obligées, puisque l’objet à construire répond à des exigences de nature différente : il faut que cela tienne en équilibre, que cela s’insère à l’intérieur d’une unité de style, sans compter le souci d’harmonie. 

•L’objet, dans tous ses détails, dit-il, doit exister d’abord dans l’esprit, pour se matérialiser.   En fait,  je recopie ce que j’ai dans la tête ; c’est pourquoi ça va très vite…. 

Une qualité convenant parfaitement à son tempérament impatient : »la terre, dit-il, c’est trop long : il faut laisser sécher, puis faire cuire, ça prend des semaines…. » .

Pourtant, le travail de Lapoujade peut prendre du temps. Mais il ne s’inscrit pas dans une durée réflexive, qui mûrit de s’étirer, ni dans une attente,  monotone, mais dans des actions successives et bien différenciées :

•Je pars d’une idée, représentée parfois par un dessin. C’est alors que se pose la question cruciale : comment faire en sorte que ça tienne en équilibre ? Il faut calculer au plus près le 

centre de gravité, mesurer ; je construis alors  une ossature…

Une  phase difficile : il faut s’abîmer les doigts, sur la ferraille et le ciment, utiliser un outil mécanique, pour souder le métal, travailler avec de petites pièces, que l’on emboîte à différentes hauteurs, pour assurer cet équilibre au bord de la chute, qui donne le mouvement . La finesse des pièces à ajuster, par rapport à la hauteur de l’objet, rend l’opération …périlleuse.  Un travail très technique, surtout lorsqu’il se fait  à grande échelle : pour réaliser une sculpture de 9 mètres de haut, l’artiste a dû utiliser une grue, afin de  faire la mise en place mécanique. Il a fallu créer une coque, puis la remplir, avec du ciment. 

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•Il a fallu six tonnes de mortier. C’est lourd, désagréable à manier, ça ronge les doigts et vous fait des épaules de nageur de combat !...

Une fois assuré le squelette de l’objet, advient alors la phase de plaisir : Le travail de la résine acrylique est  confortable et non toxique. On peut y mettre les mains, lorsqu’on n’utilise pas la spatule en bois.   L’objet d’art se met à exister . Il s’agit de de le rendre attirant pour la main et en prise avec la lumière. 

•Quand l’objet existe, dit l’artiste, on peut alors le modifier, le faire bouger, le soumettre à différentes lumières .Je peux modifier trois ou quatre fois la couleur, avant de trouver la teinte exacte. C’est, à chaque fois, une nouvelle expérience. Il faut créer, tout en respectant une unité de style.

Le sculpteur utilise des bandes enduites de résine, pour donner une forme, la plus juste possible. C’est toujours modifiable Il peut arriver qu’il détruise tout, d’un coup de meuleuse et recommence. Une nouvelle démarche créatrice, plus du tout conceptuelle, celle-ci : place à la spontanéité !

Rien d’étonnant, donc, qu’Alain Lapoujade soit un autodidacte. Il a su inventer une manière qui lui est propre, en empruntant les matériaux et les techniques de plusieurs disciplines. D’où la possibilité , pour le spectateur, de plusieurs types d’approche : à distance, pour apprécier la couleur et la forme picturale ; mais, surtout, de prés, par le toucher et en tournant autour de la sculpture, qui offre  aux doigts des sensations multiples et opposées : tel buste, lisse au toucher, vu de face, s’avère rugueux, dur, plein d’aspérités, vu de dos ; une représentation de Janus se révèle étale et sans mystère, de loin, mais on découvre, en s’approchant, qu’il contient une boîte vide, enfouie en son cœur.

Le plaisir est de surprise et il est toujours multiple. Les œuvres d’art s’insèrent à l’intérieur d’un mouvement fixé au bord du vertige, d’une forme  douce se contredisant en coulisse dans l’aridité de la ferraille …. Le jeu stimulant des dynamiques contradictoires.              

 

Diane Szkaradek

 

27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Extra le Terrestre !

Le massage ayurvédique : le bien être et la santé par la peau

 

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Au cœur de Saint Pierre s’est ouvert le salon de massage ayurvédique de Serge et Sylvie "Natur'ayurveda". Une approche particulière du toucher, qui s’accompagne d’un développement du mental et de la spiritualité, pour le plus grand bien de la santé du corps et de l’esprit.

 

 Une fois franchi le discret portail mauve, on pénètre dans un univers tamisé, où tout évoque douceur et raffinement : les multiples petits  flacons d’huiles essentielles délicatement disposés sur l’étagère en bois laqué, la tenture aux couleurs chaudes à l’image d’une divinité, le lit de massage dans la pénombre douce d’une lampe jaune, en forme de corne d’abondance, tout ici appelle au repos, à la sérénité. Au mur, les diplômes de médecine ayurvédique annoncent la couleur : nous sommes ici entre les mains de deux spécialistes d’une santé au naturel. Les thérapeutes se proposent de nous dispenser beauté, santé et détente, grâce aux soins du visage et du corps propres à la médecine ayurvédique.

Moon Quel est le principe de votre méthode ?

Sylvie  Il s’agit de la vertu du contact entre deux personnes : l’énergie circule. Donner de l’énergie à l’autre, c’est aussi nous en donner à nous. La vie, l’amour, vont de l’un à l’autre, renforçant la confiance en soi, la force. Mais il y a des règles : nous travaillons sur les points énergétiques, éliminant ainsi le stress. Nous privilégions certains points, en fonction de la pathologie. Par exemple, dans le cas d’une personne très tendue, anxieuse, il faut masser le plexus solaire. Les pathologies des poumons se traitent par contact avec le dessous des pieds. Pour faciliter la digestion, nous massons l’estomac. L’asthme se traite par une manipulation du dos.

Moon Vous utilisez des huiles essentielles…

Sylvie Oui, chaque produit répond à une pathologie particulière. Les migraines, notamment, se traitent très bien avec certaines huiles. Le crâne subit un massage particulier : il faut que la peau bouge, se décolle de l’os. Cela se fait essentiellement par friction, tapotement, stimulation. Le crâne est l’endroit fondamental du corps, puisque, selon notre croyance, l’âme, à la mort, s’échappe de son enveloppe charnelle par la fontanelle.

Moon Pouvez-vous décrire très précisément le déroulement de ce massage ayurvédique ?

Sylvie Nous commençons par un massage des tempes et des sourcils. On fait ensuite des lissages, puis on frictionne. Ensuite vient le massage proprement dit. Les mains jouent un rôle très important dans ce travail. Certaines peuvent ne rien apporter, s’il n’y a pas la confiance en soi, la connaissance traditionnelle du massage, qui s’acquiert dès l’enfance et le désir de donner à l’autre. Cela ne coule pas toujours de source, car nous pouvons avoir affaire à des personnes méfiantes et c’est à nous de les mettre en confiance. Il y a tout un rituel à respecter : le décor, la musique, le silence. Lorsque la personne se détend, il arrive qu’elle se mette à pleurer. C’est le signe que quelque chose, en elle, s’est débloqué. Elle est libérée, elle respire mieux. Cette détente nous apporte immédiatement du bien à nous aussi.

Moon Le contact , d’une peau à l’autre, est différent … ?

Sylvie Bien sûr ! Il arrive que la peau reste sèche, malgré l’application de l’huile. Elle ne pénètre pas dans l’épiderme, parce que la personne est tendue, stressée. On procède alors à quelques exercices de respiration. Parfois, c’est tout le corps qui est raide, la jambe ne se plie pas. Je procède alors à un toucher, avant  de commencer le massage. Puis, je me concentre en mettant les mains sur les tempes et en demandant au patient de se concentrer, lui aussi. Cela prend plus de temps.

Les problèmes de tensions se détectent dès le premier toucher. Souvent, ils se logent dans le dos. Celui-ci est le siège du stress, mais traduit aussi de mauvaises postures ou un problème de poids. C’est le stress que l’on rencontre le plus souvent. On le traite par des massages spécifiques, ouvrant à la spiritualité et à la sérénité. Ces massages favorisent la force mentale.

Moon Pouvez- vous venir à bout des problèmes de stress ?

Sylvie Il faut sept séances. Elles font effet pendant deux ou trois mois. On utilise de l’huile coulée, qui agit en profondeur et on recommande certains compléments alimentaires. Ce problème, cependant, n’est pas réglé une fois pour toutes. Il faudrait un traitement plus complet : en Inde, les personnes stressées vont passer quelque temps dans un ashram, ou dans une clinique ayurvédique. On y travaille le mental, en faisant appel aux mantras.

Nous partons du principe que le flot de nos pensées, pour être serein, doit s’écouler devant nous, de façon horizontale. Le stress produit une pensée tournante. Il faut  l’évacuer. On fait alors appel à la répétition de certains sons ou de certaines syllabes. On procède en même temps à un soin complet programmé sur la journée : le matin, nettoyage des trous du visage avec de l’huile de sésame ; puis, massage de la tête et de tout le corps, puis bain. Dans la journée, exercices de Yoga. Cela permet une complète détente. Si nous avons, en plus, la possibilité de nous couper de la vie quotidienne, nous nous sentons plus fort et les centres vitaux sont tout le temps pleins. C’est ce que peuvent nous apporter les centres ayurvédiques, qui sont de petites communautés vivant en autarcie et sans monnaie : on y pratique le système du troc. Cela n’a plus rien à voir avec notre société .

Moon Tout le monde ne peut pas, malheureusement, faire l’expérience de ces centres. Mais il est possible, sans doute, d’adopter un mode de vie ayurvédique n’importe où ! Pouvez-vous nous en indiquer les principales règles ?

Sylvie Le rapport à la lumière est important, car elle donne l’énergie. Il faut se lever tôt, avant l’aube, pour en récupérer le plus possible. S’exposer, vers l’est, dans la nature. Exécuter la traditionnelle salutation au soleil, puis les asumas (positions de yoga). Après avoir absorbé un mélange d’eau, de miel et de jus de citron pour purifier le corps, on lave son visage à l‘eau froide, sans oublier la langue , les yeux et les oreilles, qui se nettoient à l’huile de sésame. Les repas doivent être pris avant la nuit, pour faciliter la digestion. Le régime alimentaire et le mode de vie varient selon la dosha (air, feu ou terre) (1)à laquelle on appartient. Mais l’usage des épices tridoshiques vaut pour les trois éléments .

Huit sortes de massages sont proposés, selon la pathologie à traiter. Mais seules, les mains de la masseuse possèdent ce pouvoir magique , venu du fond des âges, de transmettre l’énergie et l’amour qui guérissent !

 

(1)Un individu appartient nécessairement à l’une des trois doshas, en fonction de son aspect physique et de sa personnalité. Un questionnaire détaillé permet de se situer dans ces catégories.

 

Diane Szkaradek

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27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / (sans) Art terrien

Tact et image

 

Comment montrer la caresse par l’image ? Pourquoi montrer la caresse par l’image ?

 

Réponses parmi d’autres possibles : la médiation de l’œil fait mieux que désigner, elle suggère le tactile, laissant place à l’imagination, au rêve. En entrant dans l’image, je touche par la pensée des formes et des couleurs dont j’invente à ma fantaisie la consistance. J’en parcours la peau,  je m’en approprie la chair,  plus librement que par l’expérience directe. C’est la voie royale du fantasme.

« La peau est ce qu’il y a de plus profond en nous »,  observe Paul Valéry. Il existe une peau, dans le tableau, pour peu que les corps représentés offrent un volume, une texture appelant le toucher. C’est l’école du Bauhaus qui, la première, a l’idée de développer cette éducation sensorielle par l’image. Le cubisme appelle le toucher, en mettant l’accent sur le volume, la profondeur de la matière. L’art moderne est tactile.

Le spectateur n’est plus à l’extérieur du tableau, il est appelé à se situer à l’intérieur : l’image doit être perçue en relief ; elle vaut par son volume et son épaisseur, attirant en son cœur l’exploration sensorielle d’une main hallucinée.

La contemplation esthétique devient alors purement intuitive, globale.

Dès l’Antiquité, le lien étroit et nécessaire entre l’œil et la main est mis en évidence. La peinture est figurative et doit représenter la nature au plus prés. Zeuxis, dit-on, était un artiste admiré, car il peignait des raisins si ressemblants que les oiseaux venaient les picorer… Il faut que la peinture donne à prendre, que le spectateur s’immerge dans l’espace pictural, devenu espace concret. Cette approche se retrouve à différentes époques : dans les nus de Rubens, du Titien, dont les Venus à la chair lumineuse et onctueuse sont appel à la caresse érotique ; dans les natures mortes de Chardin images de gibier à la chair encore frémissante ; dans les œuvres de Marcel Duchamp, où la matière est explicitement mise en œuvre. Par exemple, la « fresh window » (1920), représentant une fenêtre en aveugle, où des morceaux de cuir sont collés à la place du verre. Recommandations de l’auteur : « ces plaques doivent être cirées tous les matins comme une paire de chaussures, pour qu’elles reluisent ». Le plus explicite se trouve dans son œuvre « prière de toucher » (1947), où un sein en mousse est présenté sous verre , collé sur du carton. L’injonction, exactement opposée à ce que l’on voit d’habitude, se trouve au dos du tableau…

Le toucher complète donc l’œil, cette sensation trop rétrécie, trop rapide. Il comble ce manque en introduisant le réel, l’altérité des choses. Bertrand Vieillard, à propos de Chardin, nous parle du sens tactile comme introduction à la substance des êtres. Berenson pousse plus loin l’analyse, puisqu’il évoque une identification corporelle à l’oeuvre : les images éveillent des « impulsions musculaires, par leurs valeurs kinesthésiques. L’image, en pesant sur la chair, se répercute dans tout le corps « .On pense à Bacon et à ses représentations de chair sanguinolente, qui ont le pouvoir de nous renvoyer à l’intérieur de notre propre corps, à ses aspects les plus intimes. L’exposition de son œuvre, au centre Pompidou, provoqua de puissantes émotions : on a vu des visiteurs quitter les lieux au bord de la nausée . Le caissier lui-même ne se priva pas d’avouer les malaises physiques que déclenchait en lui le spectacle de ces tableaux violemment charnels….

En fin de compte, un peintre ne vaut qu’en éveillant chez le spectateur le désir du toucher et du mouvement. C’est bien ce que dira Dubuffet,  décrivant la matérialité de sa peinture : « là où la surface s’est plissée, (le spectateur) se contracte et se plisse ; si une cloque s’est formée, il se sent pousser la boursouflure au plus intime de son ventre ».

On ne peut mieux dire la relation fusionnelle entre la vision tactile et l’image sensorielle. D’où une définition possible du chef d’œuvre : celui qui provoque l’extase érotique, bien sûr… Chacun connaît ou découvrira le sien …

 

Diane Szkaradek

 

 

 

 

27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Zistwar

Jean de la Lune

Episode 3

 

Jean escalada la fenêtre donnant sur la terrasse, derrière sa maison, et dévala les escaliers menant à la plage. Les marches de pierre étaient dures et rugueuses, sous ses pieds nus. Il s’en moquait :  Il fallait fuir,  au plus vite.

 L’impossible s’était produit : ILS l’avaient retrouvé. En entendant la sonnerie du téléphone, tout à l’heure, il avait tout de suite identifié le code : deux coups, le silence, puis un coup. Comment avaient-ils réussi à obtenir son numéro ? Ce n’était pas le moment de se poser la question. Plus tard … Dans l’immédiat, il courait un grave danger. Il devait réussir à leur échapper, il y  allait de sa vie.

Il longea le quai, sauta sur le pont d’un bateau de plaisance amarré là et visiblement inoccupé, enjamba le bastingage et  se laissa tomber, plus bas, dans une barcasse de pêche en bois. Il saisit les rames et se dirigea vers le large. Dans un effort de tout le corps, il pliait le torse vers l’avant et ses mains serraient les manches de bois avec une telle force qu’il perçut douloureusement leurs aspérités. Une écharde s’enfonça dans son pouce gauche ; douleur aigüe, insistante. Il refusa de s’y attarder et se concentra sur l’horizon. L’océan, d’un noir d’encre, se perdait à l’infini, étal et désert. Le ciel encombré de nuages masquait la lune ; bientôt, il aurait gagné la haute mer et disparaitrait dans l’obscurité, devenant, très vite, invisible de la plage. En quelques heures, il pourrait accéder à l’île de la Fête, si le ciel était encore assez clair pour lui permettre de s’orienter avec les étoiles.

 Il pourrait alors s’enfoncer dans la jungle, retrouver Vilal, qui lui donnerait asile dans sa tribu. Le vieil homme lui devait bien cela : ne lui avait-il pas sauvé la vie, naguère ? Il pourrait ainsi attendre des jours meilleurs, sûr de n’être pas retrouvé par les Autres. Il aurait alors tout le temps de mettre sur pied un plan de bataille.

Jennifer l’avait-elle attendu ? Ils avaient rendez-vous et  devaient se retrouver chez lui, pour aller ensuite dîner au petit restaurant de poisson, sur le port, le seul à servir des oursins à cette époque de l’année. Il imagina la jeune femme en train de guetter son arrivée, assise sur les marches, devant l’entrée, comme elle en avait l’habitude. Combien de temps demeurerait-elle là, immobile, malgré le contact dur de la pierre sur sa chair si tendre, malgré l’engourdissement gagnant sournoisement ses orteils, puis ses chevilles et ses mollets ? Peut-être ne s’en irait-elle pas avant l’aube, déçue, blessée, peut-être, voire même inquiète … Il n’avait pas pu prendre le temps de la prévenir. Comment réagirait-elle ? Peut-être déciderait-elle de tirer un trait sur son existence, afin de ne pas souffrir ? A la pensée de ne plus revoir son sourire, de renoncer à ses caresses, au contact tiède et légèrement poivré de son corps contre le sien, il eut un serrement de cœur. Il lui fallait se l’avouer : il était en train de s’attacher à elle, lui, le froid, l’indifférent, toujours habile à diriger avec une femme le jeu de la séduction, sans jamais tomber dans le piège de l’émotion. C’est qu’elle avait quelque chose d’unique, de rare …

Jean laissait voguer ses pensées au rythme de ses bras, frappant l’eau régulièrement du revers des rames. La barque était petite, légère et filait rapidement vers le sud, laissant un sillage d’argent derrière elle. La tension, provoquée par le danger, était tombée et il s’envolait vers une rêverie floue, où surgissaient, pêle-mêle, des images du passé. Peu à peu, se reconstituaient des souvenirs, dans sa mémoire incertaine … Bien sûr -  il en avait pris conscience, peu à peu - il était différent : il possédait ce don exceptionnel, cette faculté de voir ce que personne d’autre ne pouvait même appréhender … Ce n’était pas forcément plus facile, en ce monde. Au contraire … Il pouvait inquiéter ; on se méfiait de lui …

Le bruit strident d’un moteur le fit sursauter. Le son de la sirène explosa dans ses oreilles.

-          Ohé du bateau ! Arrêtez-vous ! Police du port ! 

La vedette s’approchait en ronflant. Sur le pont, l’homme en survêtement faisait de grands gestes  des bras. Jean abandonna les rames.

-          La pêche est interdite la nuit, monsieur ! Veuillez nous donner votre matériel !

Jean fit un geste d’impuissance.

-          Je n’en ai pas ! Je ne suis pas pêcheur …

-          Vous voulez me faire croire que vous  êtes un touriste en balade, c’est ça ?

-          Je me rends à l’île de la Fête !...

-          Hors de question ! Vous ne tenez donc pas à la vie ? Vous n’avez donc pas consulté la météo ? La tempête sera là avant une heure ! Il est interdit de prendre la mer par ce temps !… Ne bougez pas, on va vous remorquer jusqu’au port !

Stupéfait, Jean laissait faire les hommes, qui amarraient sa barcasse à la vedette.

-         Faut pas plaisanter avec la mer, jeune homme ! Un peu plus et si on n’était pas là, vous auriez servi de souper aux requins !

Ils l’abandonnèrent, trempé, sur la plage. Ses vêtements lui collaient à la peau, formant une chape poisseuse et glacée contre ses épaules et ses jambes, le tétanisant tout entier. Il se sentait lourd, compact ; chaque pas était un effort.

Mais pas question de rentrer chez lui. Il était repéré. Il lui fallait trouver un endroit où dormir. Dans un hangar vétuste, il se fit un lit de fortune, derrière les filins, en entassant des sacs de jute. Malgré les tiges de fer s’enfonçant dans sa chair, malgré la toile rêche égratignant sa joue, épuisé, il sombra dans le sommeil  avant l’aube. 

Il fut réveillé par le toussotement régulier des moteurs : les pêcheurs partaient vers le large. La mer était plus calme, mais la pluie giclait sur les pavés du quai et le ciel lourd tombait bas, à l’horizon. Seuls, les vieux de la vieille, qui n’avaient que le poisson pour vivre, pouvaient s’aventurer au large. Impossible, pour lui, de renouveler l’expérience.

Il se mêla à la foule de marins, de dockers ou de touristes, qui commençait déjà à encombrer le port. Il ne pouvait pas rentrer chez lui : à coup sûr, on devait l’y attendre…Le seul endroit où il se sentirait en sécurité, c’était l’appartement de Jennifer. Et c’était elle, la seule personne en qui il pouvait avoir confiance. Certes,il n’aimait pas l’idée de la compromettre. Mais comment faire autrement ? 

Il s’enfonça dans la ville, empruntant de petites ruelles, traversant des terrains vagues, l’oreille tendue, toujours en alerte, sursautant au moindre passage de voiture ou de deux roues. En une demi-heure, il parvint enfin jusqu’au petit immeuble vétuste, aux murs ocres salis par le temps. Négligeant l’ascenseur, il grimpa quatre à quatre les escaliers, jusqu’au septième étage. Jennifer occupait l’appartement 31. La porte jaune était entr’ouverte. Jean frappa deux coups, sans succès. Il se glissa dans le corridor. Sur une tablette, le téléphone était décroché et la sonnerie « occupé » lui parut lancinante.

Il raccrocha l’appareil d’un geste sec et pénétra dans le living. Personne. Dans la chambre, le lit n’était pas défait. Un chat tricolore surgit de derrière la psyché et se frotta en ronronnant contre sa jambe .

-          Oui, Minet, bonjour ! Peux tu me dire où est ta maîtresse ?

 Il appela la jeune femme, sans succès. Rien n’avait, en apparence, était dérangé, dans la chambre à coucher. Dans la penderie, les vêtements étaient soigneusement rangés et une collection de produits de beauté de marque étaient alignés sur l’étagère de la coiffeuse. Sur la table de nuit, un livre avait été laissé ouvert. Mais un détail frappa Jean : le sac à main de Jennifer, un sac en cuir souple, de couleur bordeaux, était abandonné sur une chaise, près du secrétaire. En l’ouvrant, il constata qu’il contenait ses papiers d’identité, son portefeuille, sa carte bleue et ses clefs. Si elle avait quitté les lieux, ce ne pouvait être que de façon précipitée , urgente……A moins que…..Il s’approcha en frissonnant de la porte de la salle de bains….

 

à suivre …

 

Diane Szkaradek         

 

 

 

27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Pholie

Anatomie du toucher : limites et interdits du  miroir à deux faces

(Texte Diane Szkaradek / Peinture Frédérique Gaumet)

De chaque côté d’une vitre et collées à elle, deux mains se meuvent, d’un même mouvement, comme soudées l’une à l’autre. Sans la frontière invisible de la paroi, elles pourraient s’épouser exactement, en un contact amoureux qu’on pourrait dire parfait. D’ailleurs, les deux visages des propriétaires de ces mains, filmés de profil, se fixent, comme fascinés : un dialogue muet où s’expriment  clairement la passion, le désir fusionnel impossible. Interdits de langage, d’étreinte, par les murs froids de la prison, les deux amants miment l’amour par ce geste simple, spontané, qui traduit, de façon immédiate, tous les aspects et toute l’intensité de leur désir. Ce n’est pas pour rien que cette image du film de Wim Wenders, Paris Texas,  est restée célèbre. On ne peut mieux représenter la caresse que par cette absence …

Le Terrien est, d’abord et avant tout, homme de contact. Aucun son, aucune parole, ne saurait traduire l’immédiateté du geste. Et rien ne dit mieux l’émotion que le contact des corps…

L’entrée dans le monde du petit d’humain se fait par le toucher. Bien avant  de distinguer clairement le monde extérieur, le nouveau-né découvre le contact de l’autre sur son corps. Ces mains qui le soignent, ces bras qui le portent, puis ce sein nourricier l’introduisent en douceur à un univers qu’il lui faudra apprendre à habiter. Les premières caresses, dit-on, s’inscrivent à jamais dans la sensibilité d’un être et en déterminent largement la structure. Et ce n’est pas si simple : toucher, c’est à la fois sentir l’autre, se sentir soi-même (différent) et faire l’expérience des sensations imprévisibles que nous provoquons et que nous ressentons. Toute la diversité de la vie affective est ainsi donnée immédiatement, dans sa complexité.

C’est qu’on n’échappe pas à ce cercle : toucher, c’est être touché.  Geste souvent réflexe et toujours réciproque, le toucher nous ouvre d’abord directement au monde et à autrui, avant cette mise  à distance  produite par le langage. Tenu de s’initier à l’univers  des  signes et des symboles, le malheureux Terrien est obligé de s’adapter à un autre registre, s’il veut appartenir à cette espèce très particulière nommée homo sapiens ou être humain civilisé. Cela veut-il dire qu’il lui faudra renoncer à cette langue du contact, apprise dès la naissance ? Que nenni ! Il ne s’agit pas de la jeter aux orties, mais bien plutôt de la rendre complémentaire des autres modes d’expression, d’en développer certains aspects et  d’en limiter  d’autres.

Le langage du corps est violent, parfois grossier : les gestes prohibés existent dans toutes les cultures. Et cela d’autant plus  que l’apparition du langage, en se substituant à la main, dans toutes sortes de domaines, la libère, lui ouvrant ainsi de nouvelles possibilités … Souvent, un geste grossier en dit bien davantage qu’un long discours … Une caresse furtive peut être plus suggestive, émouvante ou  discrète qu’un compliment bien tourné …Le corps  est ainsi le lieu de l’immédiat, de l’actuel, de l’émotion incontrôlée, par opposition aux mots, qui se déroulent dans le temps et se réfèrent à un collectif abstrait.

C’est pourquoi l’interdit de toucher surgit, dans une société, comme rempart contre la violence des émotions et le danger mortel qu’elles peuvent représenter. Cette loi s’adresse au « toucheur » comme au « touché » : elle est à double face. Au danger du viol, du meurtre, correspond, en symétrie,  celui du suicide, retour symbolique dans le ventre de la mère, fuite devant la douleur d’être au monde …

Cette bilatéralité du toucher s’articule au niveau de la peau. Enveloppe à double face, présente au-dedans comme au dehors, elle est, en psychanalyse, la dimension où s’articulent le réel, l’imaginaire et le symbolique. Elle est ainsi, nous dit Lacan, le support d’une écriture où s’inscrivent le nom du Père et la jouissance phallique.

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Frédérique Gaumet

 

La peau se définit par sa couleur et par sa morphologie. Chacune de ces qualités renvoie à un imaginaire propre. La couleur  cache la surface des choses, elle peut être maquillée et ses effets sont autant de jeux de lumière. Maya Malet, dans un article de la revue de l’A.L.I. (association lacanienne internationale) sur le toucher, remarque que la couleur représente le sujet et se rattache à la mère, tandis que  la marque, faite dans l’épiderme (cicatrice, mais aussi stigmates, blessures rituelles, circoncision) devenue surface d’inscription, est le lieu où se grave le nom du père. Par exemple, les maladies de la peau provoquant la perte de la couleur, signalent une carence côté père. Tout tatouage de la peau, bien qu’il s’affiche à l’extérieur, touche aussi l’intérieur ,  le « dedans » du corps.

La peau, faite pour exister puis disparaître, est un lieu où se dit l’insaisissable, ce qui échappe au langage. On « tient à sa peau » comme à sa vie même, elle est support du sens et de la jouissance. On peut reprendre la réflexion de Maya Malet, qui nous dit : "Ce corps, c’est toujours cette dimension du grand Autre, lieu de jouissance (j’ouis sens) du premier objet perdu, la mère, le corps qui relève du sens, de l’Imaginaire, soutenu par un trou dans l’Autre, le trou du signifiant phallus, ce trou dans le langage, identifié à un manque, un désir qui va organiser le langage et que l’on veut inscrire dans le corps, faute de pouvoir le saisir." reference

Autrement dit : le langage,  de par sa structure même, ne pourra jamais saisir  "l’objet a", objet de jouissance inaccessible et inconnaissable ; c’est donc le corps qui s’en charge,  exhibant cicatrices, coutures, tatouages, excroissances boutonneuses en une complexe géographie  du Sujet.

Didier Anzieu, dans son œuvre « le moi-peau », nous parle de l’épiderme comme « pure excitation ». Souvenir des caresses de la mère, la peau se caractérise par une sensibilité à vif. Tous les traumatismes affectifs du passé s’incrustent en elle (à fleur de peau…). Elle réagit en provoquant en nous douleur ou plaisir, créant même des sensations douloureuses là où normalement le contact est indolore. On peut donc accéder à une connaissance précise de l’affectivité d’un sujet, par la seule connaissance de ses réactions épidermiques.

Le contact épidermique peut se produire de trois façons différentes : par prolongement, par recentrement ou dans le moment. Le toucher en prolongement est le moins connu : il s’agit d’entrer en contact avec la peau par l’intermédiaire d’un objet (une canne d’aveugle).

De toute façon, on a affaire à une prise de contact avec une énergie biodynamique, permettant de réveiller l’être profond par simple toucher.

Les sensations provoquées ainsi sont donc toujours subjectives. Mais il est possible (cf Weber) d’en dresser les déterminations numériques. On remarque des constantes. Par  exemple, pour pouvoir sentir deux contacts différents sur la peau, il faut qu’ils soient éloignés. Sinon, la différence n’est pas perçue. Nous ressentons de façon pleine un seul affect à la fois …

Rien de plus partial, émotionnel, cérébral, que ce corps physique …

 

 

 

27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Pholie

Le cercle vicieux du toucher ou l’insoluble paradoxe

Le Terrien est, par nature, un touche à tout . Et cela, dès la naissance. Bien avant l’écriture, le désir de contact avec l’extérieur se fait par le corps. Rudimentaire ? Sûrement pas ! Qui sait si l’homo sapiens aurait inventé le langage, si son désir de dire, de connaître, ne s’était pas épanoui d’abord  à travers les multiples expériences offertes à lui par le toucher ? Témoignage de notre envoyé spécial sur Terre.

Habituellement, qui dit toucher renvoie à un vaste éventail de contacts aussi divers qu’opposés. Rien de commun, en effet,  du point de vue de la sensation ou du sens, entre le coup, la caresse, le soin ou la simple poignée de main ! Il s’agit bien, dans tous les cas, d’un rapport  au corps de l’autre par contact, le plus souvent manuel.  Mais ce  geste, même lorsqu’il se situe dans le cadre impersonnel du médical (massage) est toujours accompagné de sensations à coloration affective particulière ( bien-être, détente, douleur, excitation sexuelle, ect …). Nous autres Terriens, nous sommes toujours, quoi qu’on en dise, touchés d’être touchés !…

Cela ne nous laisse jamais  indifférents : sans en être toujours conscients, nous interprétons le contact reçu ou donné  et nous le dotons  d’un signifiant, social ou personnel, culturel ou intime … Chaque fois que notre peau entre en relation avec une autre peau, elle nous projette hors de nous-mêmes, nous introduit à l’altérité. Phénomène, d’ailleurs, toujours réciproque : si je peux voir sans être vu, parler sans être ni écouté ni entendu, impossible  de toucher sans provoquer une sensation chez l’autre, du moment qu’il est  en état de veille et neurologiquement « normal » … Je n’échappe pas à ce mystère de la rencontre !

Ce pouvoir magique du contact est codifié, et chaque culture s’en empare  pour  gérer la large palette des relations entre Terriens. Le langage de la peau est subtil et se prête à toutes sortes de messages. Le baiser sur la bouche peut renvoyer, en Russie, à un simple bonjour amical, alors qu’il devient, chez le Latin, une caresse intime, d’ordre sexuel. Chaque peuple possède  son propre critère d’intimité spatiale. Déjà, l’espace vide nécessaire à la protection de l’intimité corporelle varie d’un lieu à l’autre de la planète  et  tourne autour d’une vingtaine de centimètres, pour s’élargir, chez certains peuples très « sensibles » jusqu’à trente. Un Anglo-saxon ou un Japonais, travaillant à Paris et obligés de côtoyer au plus près les autres usagers du métro aux heures de pointe, devront décoder et neutraliser mentalement  l’expérience enivrante du corps à corps inévitable avec des inconnus … Nous possédons tous cette faculté indispensable de nous absenter de notre corps, de le rendre muet, en cas de nécessité … Mais en ce domaine, rien n’est jamais acquis, puisque l’autre est libre d’interpréter …

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Le corps est donc, pour l’autre, expressif, donc vulnérable. De gré ou de force, ma présence physique  me trahit : je ne peux jamais la contrôler complètement. Que de tics, de gestes réflexes susceptibles de  dévoiler mon ennui, ma nervosité, mon trouble ! Je n’échappe pas à ces aveux involontaires ! Par devers moi, je donne à voir un affect, provoquant ainsi, chez l’autre, un affect différent, le plus souvent  opaque, toujours incontrôlable.  Par le contact de deux peaux, je fais ressentir ce que je n’éprouve pas et n’éprouverai jamais : je touche alors du doigt l’impossibilité du fusionnel … Je donne, en somme, à l’autre, ce que je ne possède pas moi-même et renonce en même temps à la toute puissance que la vue ou le langage  me donnaient l’illusion de posséder. Je ne peux plus rester spectateur : mon geste me projette au coeur de la réalité.

C’est le philosophe Merleau Ponty qui, dans « Le Visible et l’invisible », met l’accent sur ce corps, qui nous place d’emblée au milieu des choses. Le « toucheur » ne perçoit pas ce qui se passe du côté du « touché ». Expérience simple : pressez votre main droite avec la gauche ; la sensation n’est pas la même d’un côté et de l’autre … Mais je me donne, ce faisant, le pouvoir de connaître les deux aspects du geste ; pouvoir qui va m’échapper si je serre la main d’un ami. De là à voir, dans ce « tic » du président Mitterrand, qui se frottait machinalement les mains pendant un discours, le signe d’une volonté de pouvoir, il n’y a qu’un pas que certains sociologues ont franchi …

Il n’en reste pas moins que la sensation éveillée chez l’autre à mon contact me restera à jamais inconnue : il est rare de parvenir au fou rire, par exemple, en se chatouillant soi-même … (et que dire de l’auto-érotisme, comparé à la caresse érotique d’un autre …)

Le toucher est, en fait, essentiellement un geste vers l’autre, inspiré par le désir de connaître ce qui n’est pas moi, d’accéder, par delà l’enveloppe de la peau, à l’invisible émotionnel de l’autre. Quel amant n’a pas rêvé d’accéder, par la caresse, au cœur le plus intime de la jouissance de celle qu’il désire ? Jeu des corps, où il ne s’agit jamais que d’explorer des parties de la chair de l’autre, pour faire naître l’abandon, le plaisir, des émotions  que l’on ne peut pas éprouver en même temps que l’autre, et qui  nous mettent en face de notre pouvoir  de troubler et  de notre impuissance à jamais faire soi-même l’expérience de ce trouble … L’amour manque à son but, désir impossible, sans cesse recommencé …

D’où la violence, désespoir du passionné, révolté de ne pouvoir s’approprier l’être aimé. Les doigts s’agrippent à la peau, serrent, comme s’ils voulaient forcer le mystère intérieur de l’autre. Les coups malmènent la chair, nient la barrière de la peau, font naître une douleur prévisible … Utopie d’une transparence totale de l’autre.  Souvent, le criminel aboutit à sa propre mise à mort, conséquence logique d’un rêve impossible.

L’interdit de toucher est l’envers du contact et révèle, par là même, les pouvoirs et les dangers de celui-ci : "nolli me tangere", dit Jesus à Marie-Madeleine, la mettant ainsi à l’abri d’une impossible tentation. Saint Thomas, étranger à  cette émotion, pourra librement toucher le corps du Christ ressuscité, vérifier ainsi qu’il est  bien réel.

La main éprouve la résistance des choses et la consistance des corps, elle découvre sa chaleur, la tension de ses muscles, le frémissement de sa peau, sa douceur ou sa rugosité. Son « être au monde » est ainsi bien plus sûrement garanti  que par le regard. Elle est don et demande, un commerce où ces deux démarches restent liées, non négociables, enfermées dans l’immédiateté du geste. Elle impose la force de l’existence actuelle, forte d’un temps dérobé à celui de la marche de l’Histoire … C’est ce qu’évoquait, pour Sartre, la musique : jouant du piano, il accédait par le toucher à l’intemporalité de l’art, s’approchant directement, intimement, de la musique et vivant ainsi de façon concrète un moment d’éternité. « Sans la musique, nous dit Nietzsche, la vie serait une erreur. » Et le corps, un être assez peu vivant, puisque  coupé de l’art.

Diane Szkaradek

27 octobre 2011

MOOn n°3 / Le Tact / Tout Lunivore

Les doigts dans le plat

 

Témoignage exclusif d’un doigt en colère, contraint par son propriétaire de manier sans cesse toutes sortes de nourritures terrestres. Pour certains humains, en effet, manger avec les doigts démultiplie les plaisirs de la bonne chère, mais qu’en pensent les principaux intéressés, ceux qui, au coeur de l’action, n’ont d’autre choix que de subir les goûts d’une langue dictatrice. Moon donne la parole à un majeur droit, qui, pour des raisons évidentes que nous respectons, préfère conserver l’anonymat. 

 

« Quand j’étais petit, je trouvais cela normal de me laisser traîner négligemment dans des bouillies verdâtres. Et puis, pour tout dire, je n’en garde qu’un très vague souvenir. 

En réalité, tout a commencé avec les casseroles. Le chocolat fondu dans les casseroles. Le prélavage, c’était moi ! Et cette mère poule qui s’acharnait à confectionner des gâteaux, des mousses au chocolat par centaines, dans le seul but de se faire bien voir par sa fille chérie. Ladite fille, préférant de loin, j’en suis sûr, lécher la casserole que manger le dessert. Je revois ma chair brunie par le cacao, moite de salive, polissant les parois de la casserole tiède, lissant le métal souillé, jusqu’au tournis, et puis finir dans la caverne sombre d’une bouche rose, vissée entre deux lèvres ventouses et une langue jamais assouvie. Dieu que j’ai détesté cette enfant !

 

En grandissant, elle m’offrit un moment de répit. Durant l’adolescence, hormis quelques frites grasses et ensanglantées de sauce ketchup, ma relation à la nourriture s’estompait peu à peu, à ma plus grande joie. Malheureusement, c’était reculer pour mieux sauter ! Je fus pris au dépourvu un soir d’hiver austral, lors d’une réunion conviviale placée sous le signe de la tradition. Déjà refroidi par la fraîcheur de la température ambiante, je me glaçai lorsque je pris conscience de la situation : l’ensemble des convives, installé à même un sol recouvert de nattes tressées, avalait sa pitance en l’absence de couverts ... Les couverts, c’était moi ! Ma jeune propriétaire, novice et hésitante, pris le temps d’observer avant de se lancer (ou plus précisément de ME lancer) dans la fosse. Sceptique, mais avant tout affolé à l’idée de m’engluer dans les méandres d’une sauce brunâtre, qui me rappelait bizarrement un vieux souvenir chocolaté, je me retrouvai bien vite au coeur d’un mécanisme complexe. Massant avec application la nourriture dans le but de former des boulettes compactes, aptes à rejoindre sa bouche sans dégâts collatéraux, la débutante me plongeait au coeur d’un triptyque alimentaire, qui, je ne le savais pas encore, me poursuivrait tout au long de ma vie. Riz-grains-rougail, telle est la devise qui guida mon existence depuis ce jour-là. 

 

Car, bien vite apte à saisir l’insaisissable mixture, je devins un as en la matière, et ma maîtresse décida donc de se passionner pour l’art de cette cuisine ancestrale. A cette époque, blasé de tout et résigné à me laisser enduire d’agapes répétitives, je connus l’expérience la plus remuante de ma vie. Se servir de moi pour manger (que dis-je, dévorer !) ne suffisant plus, l’individu femelle qui me gouvernait se prit de passion pour la confection culinaire. Depuis si longtemps séduite par les traditions de sa famille, elle ne jurait que pas la cuisine au feu de bois, qu’elle pratiquait régulièrement pour la joie de ses proches. Mais moi, si proche d’elle et pourtant si lointain au fond de mon être, je ne me réjouissais pas de cette lubie catastrophique, qui m’obligeait à palper sans répit des victuailles brûlantes et piquantes. 

Je touchais le fond un dimanche de janvier. A peine avais-je émergé d’une nuit cauchemardesque, me réveillant le souffle coupé, croyant me noyer dans une marmite dont on lavait le riz à l’infini, je fus plongé sans semonce au coeur d’un bain de sang. Du rouge partout, tout autour, et des lambeaux de chair qu’on me forçait à broyer avec force. Je crus défaillir. Le temps se figea dans mon esprit, tant et si bien que je ne pourrais dire combien de temps dura l’opération. Lorsque, suffoquant d’horreur, on me sortit du carnage, je me retrouvai nez à nez avec une pile de boîtes de conserve et compris l’absurde vérité : des tomates, des milliards de tomates sorties de leurs boîtes pour être malaxées en choeur. Quel vice ! 

Plus rien ne fut jamais pareil après cet épisode. Tel un zombie, j’effectuais les tâches sans y participer, éloignant au maximum mon esprit de ce corps malmené.  

 

Aujourd’hui que je suis déformé et tordu par l’âge, je n’en veux plus à personne. Mes vieux jours sont une accalmie que je déguste avec quiétude. Le plan de travail n’est plus mon terrain de jeu et j’aime ces dimanches d’été où seule la télévision trouble ma méditation. Même la visite de mes descendants, à l’heure du goûter, ne me fait plus peur. Et j’ose avouer la langueur qui m’anime lorsque, plongeant à bras le corps dans la crème pâtissière, je ne fais plus qu’un avec le Paris-Brest, comme entraîné dans une étreinte goulue avec l’amant de mes vieux jours ... »  

   

Léa Szkaradek

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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
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