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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
19 octobre 2010

MOON n°1 / Le Regard

L'invisible dans l'image

Analyse du texte de Michel Foucault sur « Les suivantes » de Vélasquez en introduction à son livre : « Les mots et les choses ».

Par Diane Szkaradek

 

« Elle est toute petite, une duègne la garde. Elle tient à la main une rose et regarde…

Quoi ? Que regarde-t-elle ?....... Elle ne sait pas …. " (Victor Hugo)

 

« Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette …. » (anonyme)

 

Attention danger ! Les Terriens sont menacés par une terrible maladie, contagieuse de surcroît : l’abrutissement mental.  Le virus responsable de cette épidémie s’appelle « petit écran ». Un nom très innocent, sympathique même. Mais ne nous laissons pas berner !  Le terme technique est plus inquiétant : il s’agit  d’un écran plat monoface diffusant  des images-leurres, qui agissent directement sur le cerveau par hypnose, duperie et gavage organisés. SOS ! Cerveaux en détresse !  Moon se mobilise pour trouver le vaccin…en commençant par analyser le phénomène !

Au centre du tableau de Velasquez, l’infante, baignée de lumière. Menue, fragile,  féminine, elle a pourtant  le port majestueux d’une reine et, dans son visage sérieux, le regard, précocement adulte, est ambigü :   regard en  biais,  intérieur, mais ouvert,aussi, vers un point invisible, extérieur au tableau.

En ce lieu se résume toute la problématique du regard, que le peintre fait éclater en même temps  dans l’ensemble du tableau : dynamique des postures,qu’on dirait figées en plein mouvement ; jeux d’ombre et de lumière, dévoilant ou masquant ; jeux de miroir ou de porte entr’ouverte, vers d’autres  espaces ….Et, surtout,  diversité de  visages, tous en quête d’ enigmatiques images…Le perçu renvoie à ce qui ne l’est pas, la fixité suggère le mouvement impossible à capter, l’obscurité interroge l’univocité de ce qui est mis en lumière….Et les regards  sont tour à tour des objets à contempler et des sujets contemplant .   .

Ce qui frappe ici le spectateur,  c’est l’invisible dans ce qui est donné à voir . Nous ne voyons que l’envers du tableau, où travaille le peintre ; nous heurtant ainsi  au silence de ce tableau retourné, où tous les modèles sont possiblement représentés . Le regard du peintre crée un rapport qui va sans cesse s’inversant : nous regarde-t-il ? Que voit-il de nous ? Et que voyons nous de lui, en le contemplant ?

Est-ce bien nous qu’il vise, ou bien plutôt un modèle, qui se trouve reflété, derrière lui, dans le miroir : cette image des souverains, immobilisés dans un espace autre et qui semblent, à leur tour, nous regarder ? A moins qu’ils ne fixent plutôt un point, invisible de  nous, un espace autre ( le premier plan où se regroupent l’infante et les suivantes)  structuré selon une autre lumière, un autre éclairage, un espace mental à jamais secret ?

Stephanie Katz, « L’écran comme mediation vers l’infigurable », in "mediations et mediateurs" fait remarquer qu’il existe deux types d’images : le reflet, ou simple écran monoface et l’écran bi-face, qui suggère le verso infigurable , le signifié, ou sens, de l’image .

Ce dernier introduit une mediation entre l’ »intérieur » et l’extérieur », faisant ainsi advenir l’infigurable, dans l’image et contestant les oppositions tranchées de notre pensée occidentale commune telle qu’elle est  représentée, par exemple,  dans les medias.(tele dite « réalité »).

Un exemple de cet écran bi-face pourrait être la peau, parce qu’elle est médiation entre l’intérieur et l’extérieur et peut, ainsi, désigner au dehors(bleus, rougeurs…) ce qui , du dedans, échappe au figurable. L’image bi-face ainsi perçue  creuse « le manque et l’imperfection » ; elle maintient , depuis les manquements créant la distance nécessaire à la pensée, une véritable autonomie du regard .

Ainsi peut subsister  l’existence du projet de transcendance, propre à l’univers mental de l’humain : le sens d’une image est toujours création ; il  apparaît, toujours ,à partir de sa position et il est ,ainsi, toujours travaillé  par notre propre univers mental, affectif , sensible ou rationnel…(cf l’exemple donné par Merleau Ponty : le même visage inexpressif, que l’on montre, au cinéma, en le faisant  précéder d’une image triste ou d’une image gaie, est perçu par le spectateur de façon opposée, par débordement de sens…).

Stephanie Katz propose, en exemple d’image-reflet, le montage télévisuel . Se voulant  reflet direct de la réalité, il ne donne à voir, en fait,  que l’anecdote. Il s’agit bien d’un leurre, où le truquage du tournage est nié et où l’image mediatique, abolissant sa distance au spectateur, crée une réponse hypnotique allant jusqu’à la cécité visuelle, par gavage. Nous devenons ainsi des « consommateurs de visibilités », au risque de brader notre place de spectateur de l’infigurable….

L’enjeu est de taille : il s’agit, en substance, d’une perte du sens de la vie. Le vivant, le pensant, le désirant, se trouvent engloutis dans l’écran plat  d’images réduites à leur simple matérialité. Forme, couleur, consistance, tout est montré et délimité. Nous n’avons plus à faire qu’à de simples objets sans âme, à « consommer  sur place « …..

Rien de tel, donc, chez Velasquez, que Foucault invoque dans sa préface aux « mots et les choses », pour souligner le rapport de l’image au langage.

Comme un tableau, en effet,  une phrase ne doit son sens qu’à cette combinaison de mots, qui, se renvoyant les uns aux autres, construisent cette béance,  cette  respiration suggérant l’indicible. Point d’explicite sans implicite, point d’expression sans silence . Point de paroles sans espaces  vides,  entre les mots…

Le peintre nous regarde…Mais il nous exclue aussi, car c’est son modèle qu’il vise. Son corps, immobilisé un instant, donne son activité à l’œil, qui vise toutes sortes de modèles possibles .On peut prévoir que, bientôt,  se penchant sur la toile, il disparaîtra à notre vue, dénonçant ainsi la dialectique du visible et de l’invisible : on ne peut à la fois regarder et être vu.  L’artiste sur la toile est, à l’évidence, artificiellement figé dans son geste. Bientôt, il va s’esquiver, pour créer son oeuvre et nous laissera à notre perplexité. Nous ne saurons pas, alors,  qui nous sommes, dans son regard (devenu invisible, mais toujours présent),  pas plus que dans celui des souverains, ni celui des suivantes, tournés vers nous….

Notre œil, comme celui des personnages, peut toujours circuler d’un point à l’autre du tableau et de l’image au réel, nous ne pourrons jamais trancher, entre la réalité et la construction de celle-ci.

Imaginer un œil allant du réel à l’image mentale de sa reconstruction et inversement….Le paradoxe subsiste.

Ce que dénoncent tous ces regards animés, c’est ce lieu invisible, l’emplacement où l’autre nous capte et nous fixe en lui de façon définitive et ignorée de nous. Le reflet du miroir, au fond du tableau, exhibe bien  ce qui manque à chaque regard (peintre, souverain, spectateur).

L’artiste , en suggérant ce lieu à travers une toile, peut alors, seul , le fixer à jamais.

N’est-ce pas là une définition possible de l’art : comme le souligne Michel Foucault,  composer une œuvre, c’est  créer « une vacance immédiate »,  où le rapport « du représentant au représenté n’est jamais présent sans reste »….

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