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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
19 octobre 2010

MOON n°1 / Le Regard

labouche

Jeux gastronomiques : kitsch, dissimulation et faux-semblants

Sur la Lune, point de verts pâturages où broutent des bestioles à la chair tendre, point de potagers colorés où s’épanouissent légumes de saison ; rien que des images, des formes et des couleurs appétissantes, captées par nos télescopes à bouche. Pas bêcheurs, on fait avec ce qu’on a ! Analyse lunaire de créations culinaires bien terriennes. Veinards !

Par Léa Szkaradek

 

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Ravioles de langouste / Laurent Langlet

Photographie Laurent Pfeiffer


Trois demi-cercles orange vif sont disposés au centre de l’assiette. De part et d’autre, des éléments de couleur verte sont agencés ; deux lignes de couleur jaune et quatre points bruns aux contours irréguliers ponctuent l’ensemble. Les trois demi-cercles occupent quasiment tout l’espace de l’assiette. Ici, il est clairement question de tape-à-l’œil, par le biais de la couleur vive des raviolis. L’aspect kitsch de cette assiette est d’ailleurs revendiqué par le cuisinier. Ici, le kitsch est utilisé comme un outil créateur de liens entre différentes sphères culturelles : le luxe, évoqué par le homard, et l’Asie, suggérée par le ravioli. La couleur vive de la sauce est chargée de créer la relation entre les deux. Pourtant la langouste, traitée à l’asiatique, est dissimulée par les ravioles. Ce qu’on décide de montrer ici, ce n’est pas le produit, mais une enveloppe distrayante. La volonté de créer de l’originalité en mélangeant les genres est manifeste, le but est d’étonner. Il existe alors un contraste entre la dissimulation du produit et le tape-à-l’œil de la mise en scène. En alliant le luxe de la langouste à la simplicité d’un ravioli, le chef cherche à créer du métissage. Ce kitsch, dont la fonction dissimulatrice est évidente, cherche pourtant à montrer que tout mélange est possible.

 

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Parfait glacé / Sébastien Mottin

Photographie Laurent Pfeiffer


Un cylindre blanc cassé et rose bonbon, surmonté d’une boule rose piquée de deux feuilles vertes et d’une tige brune, est cerclé en spirale par un  tube ocre transparent. Sur le plat de l’assiette blanche, un dessin de motifs végétaux est tracé en brun foncé et on distingue une série de points rouges à l’arrière - plan.

Ici, une  certaine frivolité est à l’œuvre, par le biais des couleurs d’enfance et le décor en sucre tiré. Le caractère irrégulier du trait du dessin évoque la spontanéité d’un croquis improvisé. Et pourtant, la composition est dénommée Parfait glacé, ce qui résonne ici comme un oxymore : la spontanéité évoque justement l’imperfection et la sensation de réconfort d’un souvenir d’enfance nous éloigne de la froideur d’un glacé parfait. Ici, le kitsch est assumé comme une force de séduction, à l’image du sucre tiré qui enveloppe la glace et fait craquer les gourmands : réconfort et désir sont les maîtres mots.

Jean-Louis Robert, dans « Kitsch chaîne de l’identité » (Baggioni D., Carpanin Marimoutou J.-C., Cuisines / Identités, Université de la Réunion, 1988) analyse le kitsch comme « concept qui permet d’esthétiser la problématique de l’identité » (p.181). La thèse qu’il développe dans cet article mérite d’être mise en regard avec ce dessert. La Réunion, « lieu de culture floue » (p.181) y est considérée comme terrain propice à l’épanouissement du kitsch, ici admis comme un « opérateur » susceptible de relier les différentes cultures. Mais si l’enjeu du kitsch est de plaire, le résultat qu’il offre, selon J.-L. Robert, est plat et sans saveur. Pour résumer, le kitsch, bien qu’ « idéal esthétique » n’est qu’un « unificateur factice » (p.185). Le kitsch serait le signe vide d’une culture à la recherche de sens. Le Parfait glacé, dans sa quête d’identité (le goyavier comme signifiant) est un signe culturel qui, malgré son aspect fignolé, est en cours de fabrication. Il témoigne de la volonté (consciente ou pas) du cuisinier de créer du lien, à la fois entre un produit local et ses compétences techniques, mais aussi entre le désir procuré par la contemplation et le plaisir destructeur de la dégustation.

 

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Craquant de filet mignon / Fabrice Capron

Photographie Laurent Pfeiffer

L’art de la dissimulation

Un paquet blanc et brun est fermé par deux baguettes brunes croisées, il est posé sur un cercle vert auréolé d’une matière liquide blanche. La dissimulation du sujet principal, le filet mignon, nous entraîne sur un terrain où le suspense est travaillé, comme pour procurer un plaisir par étapes. Le processus créatif concocté par le créateur devient un processus créatif pour le dégustateur, qui est invité à faire appel à son imagination. Le plat propose, d’avantage qu’une nourriture, un concept : la stimulation du désir par la dissimulation. Cela implique que la gastronomie puisse emmener son public sur un terrain intellectuel. Le charnel évident de la dégustation est ici décalé dans le temps par le voile déclencheur d’un désir à contenir.  D’ailleurs, le nom même de la recette, Craquant de filet mignon suggère justement qu’il faudra bien finir par craquer.

Ici, on a trois éléments typiques de la cuisine réunionnaise : le porc, les brèdes et le chèvre de Takamaka. Il s’agit donc d’utiliser les produits locaux dans une démarche de création particulière en développant un travail sur le fond et sur la forme à la fois.


ace="'trebuchet ms'">L’art de tromper : les faux-semblants


J.-P. Corbeau, dans« Manger : les rêves, les transes et les folies …» (Cuisine, alimentation, métissages, Bastidiana n°31-32, juillet-décembre 2000)évoquel’usage du « mimicry » (p.288) en cuisine. « Jeu de simulacre » ayant pour objectif de dissimuler les plats. A la Renaissance, cette manière ludique de tromper le dégustateur était très appréciée. En voici deux exemples plus récents.

 

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Figue” de canard / Arnaud Cren et Benoît Colet

Photographie Laurent Pfeiffer


Sur un cadre blanc rectangulaire, on distingue une large ligne orange qui traverse l’assiette en longueur. A l’extrémité droite se tient un volume rosé en forme de figue. Une fine tige verte relie transversalement la ligne orange à la « figue ». Au premier plan, cinq points de couleur brun orangé sont alignés le long de la composition. Une direction vers la droite en hauteur est clairement donnée par la tige verte, comme un sens de lecture de cette écriture culinaire. La mise en scène est établie en longueur, suggérant un chemin, une histoire, un déroulement, un guide de lecture.

Le rôle principal est joué par la « figue ». Or, il ne s’agit pas d’une vraie figue, mais d’un simulacre formé par des tranches de magret fumé. Le cuisinier se joue du dégustateur, lequel est ici aussi clairement considéré comme un spectateur. En offrant l’image d’une figue au public de son œuvre, le cuisinier se place en manipulateur de signes et de représentations. Il donne au spectateur-dégustateur l’occasion de vivre une expérience sensorielle et cherche ainsi à enrichir les pouvoirs de création de chacun, tant artiste que public. Le thème du faux - semblant en cuisine nous semble particulièrement riche, puisqu’il fait du lien entre vue et goût sa problématique principale.

 

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Mignardises de foie gras / Sébastien Mottin

Photographie Laurent Pfeiffer


Cinq éléments sont juxtaposés sur un cadre rectangulaire : un cylindre brun et blanc aux contours irréguliers, un cylindre ocre aplati, un parallélépipède rectangle de couleur brune, un réceptacle blanc accueillant une matière brun/jaune brillante et une masse informe de couleur blanche. Six points marron ébauchent un liséré en pointillés le long de l’assiette.

Le faux semblant et la coquetterie priment. Le foie gras est traité à la manière d’un dessert. L’artiste cherche donc à détourner le sujet de son travail. Il met en place un jeu sur l’être et le paraître. Le caractère frivole de ce mets est en opposition avec la volonté de combler l’appétit, que l’on retrouve dans la cuisine réunionnaise. En revisitant un classique, le chef se place en position d’innovateur.


Dans ces deux mets, nous notons la présence de points de sauce alignés à l’avant de la composition, comme un liséré en pointillés. Chemins d’entrée dans l’image, ils évoquent également les points de suspension dissimulant un non-dit. A la fois début et fin de l’œuvre, ils symbolisent la démarche des chefs : ouvrir un espace de flottement dans lequel le dégustateur-spectateur est susceptible de faire fonctionner son imaginaire et créer ainsi son propre espace de création.


Le texte de cet article est issu du Mémoire de Master de Léa Szkaradek, intitulé « Secrets d’images. Une anthropologie visuelle de la gastronomie à la Réunion à partir du livre Invitation. Secrets de cuisine » (Université de la Réunion, septembre 2009)

Les photographies de Laurent Pfeiffer sont extraites du recueil de recettes « Invitation. Secrets de cuisine » (Yasoona – Azalées éditions, 2009) qui regroupe des créations gastronomiques de chefs cuisiniers exerçant sur l’île de la Réunion et élus par Françoise Lodenet, auteur de l’ouvrage

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