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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
27 octobre 2011

Moon n°3 / Le Tact / Pholie

Anatomie du toucher : limites et interdits du  miroir à deux faces

(Texte Diane Szkaradek / Peinture Frédérique Gaumet)

De chaque côté d’une vitre et collées à elle, deux mains se meuvent, d’un même mouvement, comme soudées l’une à l’autre. Sans la frontière invisible de la paroi, elles pourraient s’épouser exactement, en un contact amoureux qu’on pourrait dire parfait. D’ailleurs, les deux visages des propriétaires de ces mains, filmés de profil, se fixent, comme fascinés : un dialogue muet où s’expriment  clairement la passion, le désir fusionnel impossible. Interdits de langage, d’étreinte, par les murs froids de la prison, les deux amants miment l’amour par ce geste simple, spontané, qui traduit, de façon immédiate, tous les aspects et toute l’intensité de leur désir. Ce n’est pas pour rien que cette image du film de Wim Wenders, Paris Texas,  est restée célèbre. On ne peut mieux représenter la caresse que par cette absence …

Le Terrien est, d’abord et avant tout, homme de contact. Aucun son, aucune parole, ne saurait traduire l’immédiateté du geste. Et rien ne dit mieux l’émotion que le contact des corps…

L’entrée dans le monde du petit d’humain se fait par le toucher. Bien avant  de distinguer clairement le monde extérieur, le nouveau-né découvre le contact de l’autre sur son corps. Ces mains qui le soignent, ces bras qui le portent, puis ce sein nourricier l’introduisent en douceur à un univers qu’il lui faudra apprendre à habiter. Les premières caresses, dit-on, s’inscrivent à jamais dans la sensibilité d’un être et en déterminent largement la structure. Et ce n’est pas si simple : toucher, c’est à la fois sentir l’autre, se sentir soi-même (différent) et faire l’expérience des sensations imprévisibles que nous provoquons et que nous ressentons. Toute la diversité de la vie affective est ainsi donnée immédiatement, dans sa complexité.

C’est qu’on n’échappe pas à ce cercle : toucher, c’est être touché.  Geste souvent réflexe et toujours réciproque, le toucher nous ouvre d’abord directement au monde et à autrui, avant cette mise  à distance  produite par le langage. Tenu de s’initier à l’univers  des  signes et des symboles, le malheureux Terrien est obligé de s’adapter à un autre registre, s’il veut appartenir à cette espèce très particulière nommée homo sapiens ou être humain civilisé. Cela veut-il dire qu’il lui faudra renoncer à cette langue du contact, apprise dès la naissance ? Que nenni ! Il ne s’agit pas de la jeter aux orties, mais bien plutôt de la rendre complémentaire des autres modes d’expression, d’en développer certains aspects et  d’en limiter  d’autres.

Le langage du corps est violent, parfois grossier : les gestes prohibés existent dans toutes les cultures. Et cela d’autant plus  que l’apparition du langage, en se substituant à la main, dans toutes sortes de domaines, la libère, lui ouvrant ainsi de nouvelles possibilités … Souvent, un geste grossier en dit bien davantage qu’un long discours … Une caresse furtive peut être plus suggestive, émouvante ou  discrète qu’un compliment bien tourné …Le corps  est ainsi le lieu de l’immédiat, de l’actuel, de l’émotion incontrôlée, par opposition aux mots, qui se déroulent dans le temps et se réfèrent à un collectif abstrait.

C’est pourquoi l’interdit de toucher surgit, dans une société, comme rempart contre la violence des émotions et le danger mortel qu’elles peuvent représenter. Cette loi s’adresse au « toucheur » comme au « touché » : elle est à double face. Au danger du viol, du meurtre, correspond, en symétrie,  celui du suicide, retour symbolique dans le ventre de la mère, fuite devant la douleur d’être au monde …

Cette bilatéralité du toucher s’articule au niveau de la peau. Enveloppe à double face, présente au-dedans comme au dehors, elle est, en psychanalyse, la dimension où s’articulent le réel, l’imaginaire et le symbolique. Elle est ainsi, nous dit Lacan, le support d’une écriture où s’inscrivent le nom du Père et la jouissance phallique.

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Frédérique Gaumet

 

La peau se définit par sa couleur et par sa morphologie. Chacune de ces qualités renvoie à un imaginaire propre. La couleur  cache la surface des choses, elle peut être maquillée et ses effets sont autant de jeux de lumière. Maya Malet, dans un article de la revue de l’A.L.I. (association lacanienne internationale) sur le toucher, remarque que la couleur représente le sujet et se rattache à la mère, tandis que  la marque, faite dans l’épiderme (cicatrice, mais aussi stigmates, blessures rituelles, circoncision) devenue surface d’inscription, est le lieu où se grave le nom du père. Par exemple, les maladies de la peau provoquant la perte de la couleur, signalent une carence côté père. Tout tatouage de la peau, bien qu’il s’affiche à l’extérieur, touche aussi l’intérieur ,  le « dedans » du corps.

La peau, faite pour exister puis disparaître, est un lieu où se dit l’insaisissable, ce qui échappe au langage. On « tient à sa peau » comme à sa vie même, elle est support du sens et de la jouissance. On peut reprendre la réflexion de Maya Malet, qui nous dit : "Ce corps, c’est toujours cette dimension du grand Autre, lieu de jouissance (j’ouis sens) du premier objet perdu, la mère, le corps qui relève du sens, de l’Imaginaire, soutenu par un trou dans l’Autre, le trou du signifiant phallus, ce trou dans le langage, identifié à un manque, un désir qui va organiser le langage et que l’on veut inscrire dans le corps, faute de pouvoir le saisir." reference

Autrement dit : le langage,  de par sa structure même, ne pourra jamais saisir  "l’objet a", objet de jouissance inaccessible et inconnaissable ; c’est donc le corps qui s’en charge,  exhibant cicatrices, coutures, tatouages, excroissances boutonneuses en une complexe géographie  du Sujet.

Didier Anzieu, dans son œuvre « le moi-peau », nous parle de l’épiderme comme « pure excitation ». Souvenir des caresses de la mère, la peau se caractérise par une sensibilité à vif. Tous les traumatismes affectifs du passé s’incrustent en elle (à fleur de peau…). Elle réagit en provoquant en nous douleur ou plaisir, créant même des sensations douloureuses là où normalement le contact est indolore. On peut donc accéder à une connaissance précise de l’affectivité d’un sujet, par la seule connaissance de ses réactions épidermiques.

Le contact épidermique peut se produire de trois façons différentes : par prolongement, par recentrement ou dans le moment. Le toucher en prolongement est le moins connu : il s’agit d’entrer en contact avec la peau par l’intermédiaire d’un objet (une canne d’aveugle).

De toute façon, on a affaire à une prise de contact avec une énergie biodynamique, permettant de réveiller l’être profond par simple toucher.

Les sensations provoquées ainsi sont donc toujours subjectives. Mais il est possible (cf Weber) d’en dresser les déterminations numériques. On remarque des constantes. Par  exemple, pour pouvoir sentir deux contacts différents sur la peau, il faut qu’ils soient éloignés. Sinon, la différence n’est pas perçue. Nous ressentons de façon pleine un seul affect à la fois …

Rien de plus partial, émotionnel, cérébral, que ce corps physique …

 

 

 

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