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MOON, le Guétali spatial, revue culturelle de la Réunion
12 mai 2011

MOON n°2 / Goût et Odorat / Pholie

"Je vais te manger", dit l’ogre....


 

devorezconte

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme ils sont étranges, vus de la lune, ces homo sapiens aux cerveaux sur-développés ! Leur créativité est sans limite, leur technique en constante progression ! Ils ne cessent de braver l’espace et le temps avec leurs drôles de machines ! Télévisions, ordinateurs, avions supersoniques et autres fusées interplanétaires font de la nature un lieu connu, maîtrisé et tout entier modelé par l’avidité de l’Homme. Ceux-ci devraient être comblés ! …Et pourtant, l’imagination résiste et crée de nouveaux fantasmes. Le désir d’un ailleurs, riche d’émotions mortifères ou extatiques, se faufile de plus belle entre les objets et creuse impitoyablement la peur et le rêve dans cette partie gauche du cerveau qui se moque de la science.

 

Les mythes sont là, d’autant plus présents qu’on ne veut plus les voir…Et ils savent nous chanter leur petite ritournelle familière sur des airs qu’on n’oublie pas….

 

Dévorer, être dévoré : des fantasmes ancrés au plus profond des âges dans l'esprit des hommes. Le dieu grec Cronos , qui incarne le temps, était représenté, dans l'Antiquité, dévorant ses propres enfants. Une belle allégorie de l'ordre irréversible de la durée, qui par nature, absorbe les minutes qui passent et qu’elle a engendrées...Mais pourquoi ce mythe renvoie-t-il toujours à des images monstrueuses, effrayantes ? Pourquoi suscitent-elles, pourtant, chez l'enfant, autant de plaisir que de terreur ?

 

Apprivoiser la réalité, la faire sienne en l'entraînant dans l'univers du conte, du "pour de faux", pour mieux l'exorciser : c'est ce que fait, inconsciemment, l'enfant. Comme l'a si bien démontré Bettelheim ("psychanalyse des contes de fées") il retrouve, dans le conte, une transposition de son vécu personnel. Ogres et sorcières sont terrifiants, mais le héros de l'histoire (petit poucet ou petit chaperon rouge) parviendra toujours à les vaincre, malgré sa petitesse. Dans l'imaginaire, l'histoire finit toujours bien et les dangers seront écartés, Cela permet de transformer la peur du réel (des adultes, du sexe,...) en plaisir pur, puisque l'on sait d'avance, grâce à l'histoire, qu'elle ne présente pas de danger . Jouer avec ses émotions, les faire apparaître ou disparaître au fil des contes, c'est bien apprendre à vivre : affronter l'inconnu, la différence, l'autre en somme, en prenant ses distances avec la peur.(cf le jeu du fort-da, chez l’enfant qui, nous dit Freud, permet à l’enfant, en lançant puis rattrapant une bobine au bout d’un élastique, de mimer le départ, puis la présence de sa mère et apprivoise ainsi le sentiment d’abandon…)

 

Au même titre que le géant, la sorcière, le dragon ou le croquemitaine, l'ogre renvoie à un archétype. Il se présente sous la forme d'un être bestial. Sa vue (le sens "noble" chez l'homme) est basse , mais, tel un chien de chasse, son odorat est très développé ("ça sent la chair fraîche", grogne l'ogre du petit poucet)et il est méchant et peu intelligent. Il incarne la force brute, animale, dont le faible -intelligent et rusé - triomphera à tous les coups. David eut raison de Goliath, le petit poucet de l'ogre. Le vainqueur est un enfant, garçon ou fille, astucieux et courageux, qui parvient à vaincre par la ruse ; à moins qu'il ne réveille chez son ennemi , un fond d'humanité le conduisant au repentir...Il existe de bons vieux ogres, qui recrachent le bébé , avalé dans un moment d'animalité passagère et vont pleurer ensuite dans les jupes de l'astucieuse petite fille qui a su les désarmer (Zeralda...) Terrifiant, lointain, l'ogre , lorsqu'il s'humanise, fait plutôt penser à un bon vieux toutou dévoué à son maître. Fantasme domestique et enfantin assez clair, en somme...

 

Michel Tournier, dans "le vent Paraclet" , assimile l'ogre au chef nazi : un individu à la sexualité agressive , dominateur et violent, qui incarne une menace de destruction de l'intégrité physique et morale. Mais, pour l’auteur (« les météores »), c'est l'humanité toute entière qui se compose d'ogres, aux dents de carnivores, aux énormes doigts d'étrangleurs, déclenchant la guerre, la mort et le crime, au cours d’ une saga que l'on appelle plus communément l'Histoire.

 

L'ogre, pourtant, est bien différent d 'un simple monstre terrifiant : il mange les petits enfants,  ce qui est bien autre chose que de se borner à leur ôter la vie. La violence du monstre se retourne et devient  appétit vorace, goût, désir d’intimité, donc amour, pour l'autre....  L'ogre ne veut pas la destruction de l'enfant, il veut se l'approprier, fusionner avec lui, dans un banquet anthropophage. .."Je vais te manger », dit la mère à son bébé, en le couvrant de baisers voraces. "Prenez et mangez, ceci est mon corps " dit le Christ du nouveau testament à ses disciples bien- aimés. Le cannibalisme devient alors sacrifice rituel, fusion de deux êtres, où le mangé communique sa force vitale au mangeur.

 

Tabou sacré, dont le cérémonial est sophistiqué : paradoxalement, il renvoie à un grand raffinement...Dans "le silence des agneaux", Annibal ne mange pas n'importe qui : il choisit ses victimes pour leurs qualités particulières. De même, le Japonais Isée Sagawa, qui défraya la chronique en 1980, dévora délicatement sa petite amie, dans une démarche, dit-il, amoureuse, esthétique et intime...La jeune fille était nordique et son amant entendait s'approprier sa "différence ", communier avec son "exotisme", à travers cette radicale assimilation du corps....Il écrivit à ce sujet, un texte d'une exquise délicatesse, qui fit de lui un poète reconnu.

 

Manger la chair humaine, c'est, pourtant, un comportement barbare, le signe même de l'animalité chez l'autre , cet inconnu dont on symbolise par là l'extrême étrangeté, qui inquiète, qui fait peur et nourrit un imaginaire mortifère. Christophe Colomb prêtait aux hommes du Nouveau Monde des habitudes cannibales .Il est à l'origine d'une tradition , dans la culture occidentale, qui  rabaisse l'homme "de couleur " au rang d'animal sanguinaire et  borné, niant ainsi la réalité d'une culture différente de la sienne pour la réduire à un archaïsme méprisable, un simple "instinct" destructeur.(cf les dessins de voyageurs du 18e siècle, montrant des gravures de "nègres" aux yeux globuleux, à l'idiotie congénitale, plus proche, disaient-ils, d'un animal que d'un humain....) .

 

On sait aujourd'hui que, si le cannibalisme existe, il s'insère toujours à l'intérieur d'un rituel, donc, d'une culture.  Les tribus anthropophages mangent leurs ennemis pour s'approprier leur force vitale., grâce aux émissions liquides du corps, sang , sueur, flux vivaces circulant partout et se mêlant aisément à d'autres flux...Et, si ces traditions ne se retrouvent pas en occident, il s'en est pourtant trouvé qui ont consommé de la chair humaine, par obligation de survie : le crash d'un avion en pleine cordillère des Andes, en 1972, obligea les rescapés à cet acte de cannibalisme ...Un acte cependant qui , même dans ces circonstances, conserva le rituel de certaines règles ( ne pas manger ses amis...)

 

En fait, dira Freud, nous sommes tous des cannibales en puissance. Cette pulsion existe chez tout enfant, lors de la phase, dite sadique orale de son développement. La pulsion de l'enfant mordant sa mère est désir de se l'incorporer, peur de s'en séparer et volonté de vengeance, devant l'inéluctable mise à distance de celle-ci, vécue comme un abandon. Ce désir, plus tard,  sera sublimé, c'est à dire satisfait sur le mode imaginaire dans le sentiment amoureux, où l'image, les qualités d'autrui sont intériorisées. Si cette symbolisation ne se fait pas, on a affaire à des pathologies mentales et à de vrais passages à l'acte cannibales.

 

Manger l'autre, c'est donc se nourrir de ce qu'il est, en savourer le goût, en déguster la chair, ferme ou moelleuse, fusionner avec lui jusqu'à ne faire qu'un ! Belle parodie de l'amour charnel, où la bouche est aussi à l'honneur.  C'est par là que l'enfant connaît sa première expérience du sentiment d’amour en se nourrissant du lait de sa mère. Une nourriture du corps et du coeur, premier lien entre soi et le monde, ouverture à la gourmandise et donc à l'art d'aimer.

 

Diane Szkaradek

 

 

 

 

 

 

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